La Colombe

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null   Le Déluge va cesser, mais la baisse des eaux se fait attendre. Ut-napishti poursuit ainsi son récit : L’embarcation vogua jusqu’au mont de Nissir, au mont Nissir elle échoua et resta comme ancréeQuand paru le septième jour, j’envoyai une colombe, elle s’envola et revint, ma colombe, elle revint car elle ne savait où se poser. J’envoyai une hirondelle, je lui laissai la liberté, elle s’envola et revint, mon hirondelle, elle revint car elle ne savait où se poser. J’envoyai un corbeau, je lui laissai la liberté, il s’envola le corbeau, il vit que le miroir des eaux s’abaissait ; il mange, il vole de-ci de-là, il croasse et ne revient plus”
   Le texte biblique reprend en l’amplifiant la procédure d’Ut-napishti : « Et, au septième mois, le dix-septième jour du mois, l’arche reposa sur le mont Ararat. Les eaux continuèrent à diminuer jusqu’au dixième mois ; le dixième mois, au premier jour, les cimes des montagnes apparurent. Or au bout de quarante jours, Noé ouvrit la fenêtre de l’arche qu’il avait faite. Il lâcha le corbeau qui s’envola, allant et revenant, jusqu’à ce que les eaux découvrent la terre ferme. Puis il lâcha la colombe pour voir si les eaux avaient baissé sur la surface du sol. Mais la colombe ne trouva pas où poser la patte ; elle revint à lui vers l’arche car les eaux couvraient toute la surface de la terre. Il tendit la main et la prit pour la faire rentrer dans l’arche. Il attendit encore sept autres jours et lâcha à nouveau la colombe hors de l’arche. Sur le soir elle revint à lui, et voilà qu’elle avait au bec un frais rameau d’olivier ! Noé sut ainsi que les eaux avaient baissé sur la terre. Il attendit encore sept autres jours et lâcha la colombe qui ne revint plus vers lui » (Gn VIII, 4-12)
   Le Coran, lui, est extrêmement laconique : Et il fut dit : « Ô terre, absorbe ton eau ! Et toi, ciel, cesse ! » L’eau baissa, l’ordre fut exécuté, et l’arche s’installa sur le Joudi, et il fut dit : « Que disparaissent les gens pervers ! » (Coran XI, 44)

   Passons sur la dénomination changeante du lieu d’échouage : Nissir, Ararat, Joudi. Arrêtons-nous plutôt sur la mise en avant flagrante de la colombe dans le récit biblique. Le corbeau est certes toujours présent, mais tel une conclusion prématurée, relique d’un récit plus ancien. La modification est donc d’importance, et il est nécessaire de chercher quelques clefs.

   La première pourrait nous être fournie par la précision suivante : « Les eaux couvraient toute la surface de la terre » (Gn VIII, 9). En effet, reprenons les premiers versets de la Bible : « Lorsque Dieu commença la création du ciel et de la terre, la terre était déserte et vide, et la ténèbre à la surface de l’abîme ; l’Esprit de Dieu planait à la surface des eaux » (Gn I, 1-2). Un chrétien ne pourrait manquer de songer, alors, à l’épisode du baptême de Jésus par Jean : « Dès qu’il fut baptisé, Jésus sortit de l’eau. Voici que les cieux s’ouvrirent et il vit l’Esprit de Dieu descendre comme une colombe et venir sur lui » (Mt III, 16). Trois événements différents ? Où plutôt trois occurrences du même événement ? Trois “commencements” pour la Création, marqués par la présence de l’Esprit Saint ?
   Le lien entre le baptême et l’arche de Noé est en tous cas explicitement fait dans une lettre de l’Apôtre Pierre : « Noé construisait l’arche, dans laquelle peu de gens, huit personnes, furent sauvés par l’eau. C’était l’image du baptême qui vous sauve maintenant » (1 P III, 20-21). Huit personnes ? Certes, l’Arche porte Noé, ses trois fils, et leurs épouses respectives. Mais n’oublions pas la portée symbolique de ce chiffre huit, qui fait que la précision de Pierre prend un sens plus grand. La création, selon la Genèse, se fait en sept jours. Le huitième jour est donc celui de la création nouvelle dont parle le prophète Isaïe : « En effet, voici que Je vais créer des cieux nouveaux et une terre nouvelle ; ainsi le passé ne sera plus rappelé, il ne remontera plus jusqu’au secret du coeur » (Isaïe LXV, 17). Et le baptême, selon Pierre, est bel et bien l’instrument de cette re-création.
   Est-ce forcer les textes que de faire un tel lien ? Pas si l’on considère que l’apôtre suit, ce faisant, une voie ouverte par Jésus : « Tels furent les jours de Noé, tel sera l’avènement du Fils de l’homme ; car de même qu’en ces jours d’avant le déluge, on mangeait et on buvait, l’on se mariait ou l’on donnait en mariage, jusqu’au jour où Noé entra dans l’arche, et on ne se doutait de rien jusqu’à ce que vînt le déluge, qui les emporta tous. Tel sera aussi l’avènement du Fils de l’homme » (Mt XXIV, 37-39)
   Songeons à ce qu’écrivait un juif alexandrin du premier siècle avant l’ère courante : « La terre recouverte à cause de lui par le déluge fut encore sauvée par la Sagesse, qui pilota le juste sur un bois vulgaire (…) L’espoir du monde se réfugia sur un radeau et, dirigé par ta main, conserva pour l’avenir une semence de génération. Béni est le bois devenu instrument de justice ! » (Sg X, 4 et XIV, 6-7). Dans la pensée chrétienne, le « bois devenu instrument de justice » est évidemment devenu celui de la croix, instrument de torture qui devient instrument du salut de l’humanité : « Le Christ aussi a souffert pour vous (…) lui qui, dans son propre corps, a porté nos péchés sur le bois, afin que, morts à nos péchés, nous vivions pour la justice » (1 P II, 21.24)

   Mais revenons au récit de l’échouage de Noé. Nous pouvons noter l’insertion de l’épisode du rameau d’olivier que rapporte la colombe, événement absent du récit d’Ut-napishti. Voici, au sujet de cet arbre, une piste de réflexion qui nous est offerte par le prophète Jérémie : « Tu parleras aux hommes de Juda et aux habitants de Jérusalem (…) Olivier toujours vert, beau par ses fruits magnifiques, tel est le nom que le SEIGNEUR t’avait donné » (Jr XI, 1.16). L’olivier est une métaphore pour désigner les descendants d’Israël, images que reprendra Paul pour évoquer la conversion des païens, « olivier sauvage » greffé sur la souche juive : « Mais si quelques-unes des branches ont été coupées, tandis que toi, olivier sauvage, tu as été greffé parmi les branches restantes de l’olivier pour avoir part avec elles à la richesse de la racine, ne va pas faire le fier aux dépens des branches. Tu peux bien faire le fier ! Ce n’est pas toi qui portes la racine, mais c’est la racine qui te porte » (Rm XI, 17-18)
   Encore une ouverture possible, qui naît des divergences entre récit mésopotamien et récit biblique…

7 réflexions au sujet de « La Colombe »

    Ahouva a dit:
    30 novembre -0001 à 0 h 00 min

    Un petit oubli : la référence à David renvoie à Ps 143,7. Avec plaisir 😉

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    Ahouva a dit:
    30 novembre -0001 à 0 h 00 min

    Bonjour Ren’, J’ai eu l’occasion de découvrir deux commentaires à propos du corbeau qui émanent de la patrologie grecque (apparemment, il s’agirait de Sévère d’Antioche mais rien n’est certain). Ces commentaires peuvent être consultés dans La chaîne sur la Genèse de Françoise Petit (vol. 2, Louvain, Peeters, 1993, p. 143-144). Je te propose la traduction suivante qui amènera peut-être quelque réflexion : 728. Le corbeau, étant d’entre les oiseaux impurs, ne se détourne pas de l’eau. L’eau signifie la moiteur des plaisirs et la diffusion des désirs du monde, et l’agitation et le désordre de l’existence, desquels David demande en prière d’être sauvé et retiré. 729. Ainsi donc, l’homme impur et noir de péché, comme le corbeau, séjourne volontiers dans les plaisirs moites et les occupations désordonnés de la vie et il ne revient pas vers l’arche de repos, c’est-à-dire la vie tranquillement [vécue] et séparée de la jouissance, du désordre et de l’infamie.

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    Ren' a dit:
    30 novembre -0001 à 0 h 00 min

    Merci pour cette piste de réflexion !

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    Ahouva a dit:
    30 novembre -0001 à 0 h 00 min

    Pour la tradition chrétienne, tu imagines bien que je n’ai malheureusement rien en ma possession. Pour la tradition juive, en revanche, cet animal, considéré comme impur, est plein de sens. Le Talmud (Sanhédrin 108b) nous enseigne qu’ayant eu, à l’instar de Cham et du chien, des rapports sexuels avec sa compagne à bord de l’Arche -ce qui était strictement interdit-, tous trois furent maudits. Le même passage nous enseigne aussi combien le corbeau est perspicace à la suite du Déluge. Alors que Noé s’apprête à l’envoyer hors de l’Arche, il lui déclara : « Si l’ange qui préside à la chaleur ou bien celui qui préside au froid me frappe, est-ce que le monde ne risquera pas de s’en trouver privé d’une espèce vivante ? Ou peut-être aurais-tu des vues sur ma compagne ? ». Par cette parole, nous apprenons de nos Sages qu’en aucun cas, le Déluge n’a été la solution aux maux du monde car, parmi les espèces sauvées, le corbeau envisage la possibilité qu’il se produise un rapport interdit. 🙂

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    Ren' a dit:
    30 novembre -0001 à 0 h 00 min

    Merci pour ces précisions. Du côté de l’Islam, aucun rapport avec le déluge, mais il semble que ce soit un corbeau qui montre à Caïn comment enterrer son frère : http://blogren.over-blog.com/article-sepulture-41878160.html. Mais pour le christianisme, je n’ai rien trouvé pour l’instant.

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    Ahouva a dit:
    30 novembre -0001 à 0 h 00 min

    Bonsoir Ren’, Je découvre à peine tes articles consacrés au Déluge, merci pour ce travail de comparaison des plus intéressants. A propos de cet article dédié à la colombe, ton propos sur le corbeau m’amène à me demander comment celui-ci est considéré dans la tradition chrétienne en général ou catholique en particulier. Y est-il porteur du moindre sens ?

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    Ren' a dit:
    30 novembre -0001 à 0 h 00 min

    Je n’ai rien trouvé à ce sujet : mais si un jour tu as des infos, je suis preneur !

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